« Faire entendre d’autres voix. »

 

Comment est née L’Asiathèque et comment êtes-vous devenu éditeur ?

L’Asiathèque, c’est d’abord une aventure familiale. Mes parents, disciples de Lévi-Strauss et de Leroi-Gourhan, ont créé la maison d’édition au début des années soixante-dix. Tous deux avaient la même ouverture vers les cultures du monde ; ils aimaient à citer Victor Segalen : « C’est par la Différence, et dans le Divers, que s’exalte l’existence. » Depuis tout petit, j’ai baigné dans ce milieu extrêmement riche de questionnements multiples, je l’ai vécu comme un privilège et il y a, dans le travail que je mène aujourd’hui, une part d’hommage à ce parcours que j’ai eu la chance de vivre. De fait, la question « Comment êtes-vous devenu éditeur ? » est délicate, car je suis « tombé dans la marmite » étant jeune. J’ai commencé par donner un coup de main à mes parents jusqu’à finalement devenir gérant de la société en 2009. Par volonté de me distinguer et par passion, je m’étais orienté auparavant vers le cinéma, activité que je poursuis lorsque le temps me le permet. Entre 2009 et 2013, nous avons beaucoup réfléchi en famille à la manière de faire perdurer cette aventure éditoriale. J’ai accompagné mes parents tout au long de cette réflexion, et puis, petit à petit, je me suis pris au jeu. En 2013, je me suis dit que la pérennisation de la maison pouvait se faire avec moi pourvu que je me montre capable de la rendre viable économiquement et d’y imprimer ma marque. J’avais besoin à la fois de trouver ma place et de parfaire mes compétences techniques dans le domaine de l’édition. J’ai le sentiment aujourd’hui d’avoir encore et toujours besoin d’apprendre, c’est une des raisons qui m’ont fait souhaiter rejoindre l’UEVI il y a deux ans. C’était un vrai défi à l’époque que de vouloir maintenir l’entreprise à flot, il me semble aujourd’hui que nous avons réussi.

 

Quelle est la ligne éditoriale des éditions L’Asiathèque et quelles sont les collections récemment créées ?

L’Asiathèque s’est d’abord focalisée, comme son nom l’indique, sur le continent asiatique, mais elle est très vite devenue une maison ouverte sur le monde. Ainsi, en ce qui concerne la connaissance des langues – domaine principal des publications de la maison dans les premières décennies – ont été édités aussi des ouvrages portant sur des langues d’Afrique (le wolof), d’Amérique du Sud (le quechua), d’Europe médiane et orientale… Les publications dans leur ensemble connaissaient une bonne notoriété, mais je savais en reprenant le flambeau qu’il faudrait à la fois maintenir cette compétence et diversifier l’offre. On n’apprend jamais aussi bien une langue que lorsqu’on en explore les dimensions culturelles (art, philo, histoire, traditions, littérature) et la langue est un atout fabuleux pour comprendre un pays, une société. C’est désormais la ligne directrice de la production éditoriale, avec pour auteurs des enseignants ou des spécialistes reconnus dans leur domaine.

Dans cette perspective, une place importante est maintenant donnée à la littérature, ce qui est propre à élargir la gamme de nos lecteurs. Dans les collections « Les bilingues » ou « Grands bilingues », on proposait déjà des textes littéraires inédits en français, accompagnés du texte original en vis-à-vis. J’ai souhaité développer ce mouvement, pas seulement en bilingue, car il me semblait essentiel d’écouter le cœur battant de la littérature du monde. Je l’ai fait en essayant d’être le plus ouvert d’esprit possible, ce qui m’a conduit à créer plusieurs collections :

- La collection « Liminaires » a vu le jour en 2015. Elle présente de courts textes littéraires, de récits du réel, sensibles, écrits par des chercheurs en marge de leurs recherches, faisant écho à leurs connaissances et à leur ressenti. Venant du cinéma, j’aime lorsqu’on raconte une histoire, j’affectionne particulièrement le récit documentaire et l’ancrage dans le réel.

- Deux collections, « Études formosanes » et « Taiwan Fiction » ont été créées à cette même époque. Ce furent de belles rencontres avec Stéphane Corcuff, qui dirige la première, et Gwennaël Gaffric, qui dirige la seconde. Taiwan s’est révélé être un vivier d’auteurs autour des grandes questions du monde, susceptibles de trouver un écho chez les lecteurs francophones.

Suivent deux autres collections, créées cette année :

- La collection « Novella de Chine », dirigée par Brigitte Duzan, propose aux lecteurs de découvrir l’art de la novella chinoise avec de beaux petits livres, en mettant à l’honneur un genre spécifique et vivace de la littérature chinoise contemporaine, entre roman et nouvelle courte, alliant la richesse narrative de l’un aux qualités stylistiques de l’autre. Le premier livre intitulé Sur le Balcon, de Ren Xiaowen, est sorti en mai dernier. Le prochain, Le Serpent blanc, de Yan Geling, sortira début 2022.

- La collection « Empreintes chinoises », dirigée par Catherine Despeux, affirme notre présence au sein des éditeurs de référence sur le plan académique. François Cheng de l’Académie française, qui y a récemment publié son ouvrage Nuit de lune et de fleurs sur le fleuve printanier, a estimé remarquable notre capacité à publier des livres de grande érudition avec des compétences typographiques et de traitement multilingue hors normes.

Par ailleurs, écouter d’autres voix qui émergent en Asie, à la marge, mettre l’accent sur les questions de genres… cela nous semble aujourd’hui très important et nous avons souhaité explorer ce type de sujets. Sans vouloir en faire un nouvel axe qui définisse l’Asiathèque, nous voyons plutôt là une réflexion que nous souhaitons mener afin de contribuer à rendre les sociétés plus ouvertes.

 

Quels objectifs poursuivez-vous avec L’Asiathèque ? Comment choisissez-vous d’éditer tel ou tel texte ?

Faire de bons livres, bien les promouvoir, et équilibrer nos budgets. L’enjeu est d’autant plus grand que nous avons traversé et traversons encore la période Covid. Certains livres fonctionnent, d’autres sont plus risqués. On ne peut pas se reposer sur quelques titres qui marchent et les laisser vivre tout seuls, ça ne fonctionne pas dans la durée. Ma politique, c’est d’avoir une vision d’ensemble et de ne pas reculer devant une expérimentation, une tentative.

On publie essentiellement des auteurs du réseau qui se tisse autour de L’Asiathèque, évidemment c’est ouvert. Il y a, bien sûr, nos directeurs de collection, et puis nos traducteurs qui nous apportent des projets. Nous sommes très sélectifs quant aux récits de voyage que nous publions. Je fonctionne au coup de cœur et un manuscrit peut retenir mon attention si je sens s’affirmer d’emblée un regard, un style, le tout sans jugement. Mon idée est de proposer aux lecteurs des ouvrages qui les fassent cheminer, comme je le fais, dans la découverte du monde.

 

Vous avez ouvert une librairie début 2020, dans le même espace que vos bureaux. Qu’est-ce que cela a changé ?

J’ai eu beaucoup de chance en dénichant le local à l’automne 2019, j’ai tout refait moi-même en mettant de côté le travail éditorial pendant un mois et je dois dire qu’aujourd’hui je m’y sens bien ! C’était un point important de stabilisation dans un parcours où nous avions un peu tâtonné : il s’agissait de situer L’Asiathèque, et la situer géographiquement était primordial. Ce que nous faisons était finalement assez flou pour le public. Récemment la question a été posée sur nos réseaux sociaux : « En fait, c’est quoi l’Asiathèque ? » Eh bien, c’est une maison d’édition, mais c’est aussi une librairie, même si l’activité de librairie a été laissée de côté pendant pas mal de temps (d’aucuns se souviennent de la librairie de la rue Christine…). Et puis l’UEVI offrait une opportunité de créer un riche ensemble de livres complémentaires avec tous les éditeurs partenaires.

En ce qui concerne le fonds de la librairie, on propose la plupart des livres des éditeurs de l’UEVI, mais aussi quelques livres d’autres éditeurs comme L’Antilope, Serge Safran… L’existence de ce point de vente sympathique a créé un effet de visibilité sur le territoire du 11e arrondissement et cette énergie locale m’aide au quotidien. Cette librairie arrive aussi au moment où nos collections s’affermissent et où il est possible de communiquer sur elles. Je pense qu’aujourd’hui l’Asiathèque, librairie et maison d’édition, a acquis une image et prend son plein essor. En témoignent les premières Journées du livre de voyage organisées fin juin dernier – au nom de l’UEVI –, juste à côté de nos locaux. Cet événement – qui a attiré pas mal de monde – nous a permis de continuer à nous installer dans le paysage.

 

Vous êtes la dernière maison à avoir rejoint l’UEVI en 2018. Qu’est-ce que cela vous a apporté ?

Je souhaitais que l’Asiathèque soit confrontée à d’autres maisons et je voulais poursuivre mon apprentissage auprès d’autres éditeurs. On peut apprendre beaucoup les uns des autres, et puis on est solidaires. Par exemple, faire le Salon du livre de Paris en louant un stand seul et faire le même salon avec l’UEVI, c’est le jour et la nuit ! Avec l’UEVI, nous étions très bien placés et le chiffre d’affaires était multiplié par trois. Ça devenait une opération intéressante en com’, rentable et fort sympathique !! Rejoindre véritablement l’association s’est fait progressivement, car il s’agissait de préserver l’indépendance de la maison, condition pour faire partie de la bande. Cela a conduit l’Asiathèque à affirmer sa singularité. Je pense qu’elle peut apporter beaucoup à l’UEVI, un enrichissement en termes de langues, de livres d’érudition, de réseaux de fidèles, etc. Aujourd’hui, on forme un vrai ensemble de neuf éditeurs ayant chacun leur spécificité !

 

Vous allez publier une nouvelle méthode pour apprendre l’arabe. Parlez-nous un peu de l’envergure de ce projet. En quoi cet ouvrage fait-il référence dans le domaine ?

C’est une méthode, dont l’auteur est Luc-Willy Deheuvels, professeur à l’Inalco, une sommité dans le domaine de l’enseignement de l’arabe. C’est un renouvellement complet du manuel d’arabe que nous avions publié. Plusieurs volumes sont en préparation avec une large place faite au dialectal. C’est vraiment le cœur de notre métier, notre savoir-faire ! L’ouvrage est à paraître le 10 novembre prochain.

 

Quels sont vos trois coups de cœur dans le catalogue ?

Membrane, de Chi Ta-wei : le premier titre de la collection « Taiwan Fiction ». C’est un texte d’une poésie vertigineuse, un récit de science-fiction queer, une réflexion sur le transhumanisme et sur la question identitaire. Le livre est sorti en 2015 et a été assez vite remarqué par Le Livre de poche qui l’a aussitôt publié en petit format. Il fait désormais partie du panthéon de la SF et a inauguré une belle trajectoire pour la SF sinophone.

Lettres d’Ogura, de Hubert Delahaye : un titre de la collection « Liminaires » qui nous plonge au cœur de l’art de vivre au Japon. Arnaud Vaulerin, correspondant au Japon pour Libération, écrit : « Dans Lettres d’Ogura, Hubert Delahaye dépeint le déclin des campagnes nipponnes et la pérennité des traditions face à l’érosion du temps. »

Funérailles molles, de Fang Fang : un roman captivant dans la Chine d’aujourd’hui, autour des drames qui ont marqué la Réforme agraire chinoise, qui porte une belle réflexion sur la mémoire, et l’oubli parfois nécessaire pour continuer à vivre. Fang Fang a reçu le Prix Émile Guimet de littérature asiatique 2020 pour ce roman. Prix qui salue une femme qui a su, dans des circonstances souvent difficiles, faire face et ne pas hésiter à dire ce qu’elle avait à dire.

 

D’autres nouveautés à venir cet automne ?

Le Cri afghan, de Michael Barry (13 octobre 2021) : dans cet ouvrage éclairant et bouleversant, Michael Barry répercute le cri de détresse de millions d’Afghans, alors que leur pays martyr vient de retomber sous le joug des Tâlebân. Acteur humanitaire engagé, grand connaisseur de l’art islamique et des civilisations d’Asie centrale, Michael Barry a vécu de près bien des tragédies de l’Afghanistan. Il raconte l’histoire de ce pays qui fut un centre politique et culturel de grande importance et reprend pas à pas les étapes qui ont mené à la situation actuelle.

Manuel de français bilingue à l’usage des pashtophones, de Sarah Hermann (1er décembre 2021) : avec ce manuel, on inverse la polarité, puisque c’est un ouvrage – pour apprendre le français – qui s’adresse aux migrants d’Afghanistan. On a souhaité le rendre très accessible (20 €) afin de permettre aux pashtophones de l’acquérir facilement. À L’Asiathèque, nous avons tout particulièrement à cœur d’éveiller les consciences sur le drame vécu par l’Afghanistan, pays où je suis né et auquel je reste très attaché.

Les Yeux de l’océan, de Syaman Rapongan (15 décembre 2021) : une ode à la diversité culturelle écrite par un auteur autochtone, au regard profondément écologiste, venu de l’île des Orchidées au large de Taiwan. C’est une fiction autobiographique ancrée dans le réel, imprégnée cependant par le réalisme magique, le rapport à la nature…