Comment êtes-vous devenu éditeur ?

J’ai toujours travaillé dans le monde de l’édition, j’ai commencé à travailler dans une petite maison belge, les éditions Racine, à la ligne éditoriale essentiellement belgo-belge, qui publiait à l’époque (et encore aujourd’hui) des livres portant sur la Belgique (biographies sur une personnalité belge, livres d’art sur l’architecture, la peinture belge…) et c’était un peu frustrant car vu le sujet – restreint au territoire belge – nous vendions très peu de livres en France. Or le marché français pour le livre est évidemment le premier de très loin, et de fait, c’était dommage de faire de l’édition et de ne pas arriver à toucher le lectorat français. Au bout d’un moment, je me suis senti un peu à l’étroit dans cette structure et je suis parti en 1999. En 2007, j’ai décidé de créer Nevicata, avec l’idée surtout de publier des livres qui auraient un potentiel en France, qui pourraient intéresser le public français. C’est devenu un peu mon fer de lance, je ne publie jamais un livre dont je n’estime pas pouvoir vendre une grande partie du tirage en France. Mes lectures personnelles ont également contribué à la volonté de créer Nevicata, j’avais découvert des textes fabuleux dans d’autres langues, notamment en anglais, et je trouvais ça fou que des bouquins aussi géniaux n’aient jamais été traduits en français. C’est ainsi que Nevicata a déniché plusieurs textes anglais dans le but de proposer l’édition française, la maison a connu un véritable succès avec ses premiers titres et c’est devenu comme une marque de fabrique. Nous sommes désormais réputés pour publier de grandes traductions d’auteurs étrangers plus ou moins connus mais toujours sur des sujets susceptibles d’intéresser le monde francophone.

 

Que publient les éditions Nevicata ?

Tout d’abord, Nevicata est un mot italien qui signifie « chute de neige », choisi au départ parce que les premiers textes que nous avons publiés étaient des récits de montagne, d’alpinisme, d’escalade. Par la suite, je me suis rendu compte que ce nom était à propos car au moment où la neige tombe, tout devient très calme, très silencieux, et je trouve que c’est le moment idéal pour se mettre à lire un livre ! (rire)

Les éditions Nevicata (env. 100 titres au catalogue) publient de la littérature de voyage, j’insiste sur le mot « littérature », puisque la qualité littéraire des textes que nous publions est absolument essentielle, je souhaite que les lecteurs puissent apprécier les textes pour leur qualité littéraire indépendamment du sujet lui-même. « Voyage » est un terme très large puisqu’on peut y inclure de l’histoire, des biographies, des essais, des récits d’actualité, l’idée avant tout étant d’amener le lecteur dans un pays, une époque, une région, etc., et de le sortir de son quotidien. Au départ, nous avons publié beaucoup de livres sur la montagne, un peu moins maintenant pour des raisons pratiques je dirais, étant donné que les éditeurs de ce secteur sont mieux localisés que Nevicata, basés au pied des montagnes et peuvent bénéficier de tout un réseau intéressant. À noter également, nous publions seulement de la non-fiction (pas de romans, de poésie…), car en tant que petit éditeur, il est essentiel d’être dans une niche très claire, identifiable et d’être le meilleur dans cette niche précise, et surtout de s’y tenir, sinon le risque de perdre le lectorat est immense. Une autre chose fondamentale à laquelle nous portons intérêt, c’est la qualité de la fabrication et du graphisme, un beau texte est d’autant mieux porté que le livre lui-même est un bel objet.

 

Vous faites partie de l’UEVI, l’Union des Éditeurs de Voyage Indépendants, qu’est-ce qui a amorcé la création de cette association ? De quelle manière ce maillage perdure aujourd’hui ?

En 2010, j’étais à la Foire du Livre de Bruxelles sur mon petit stand de 6m2 avec les quatre premiers livres que j’avais édités à l’époque, et se sont présentés à mon stand Emeric Fisset (Transboréal) et Marc Wiltz (Magellan & Cie) ! Ils partageaient un mini stand à eux deux ! Nous avons sympathisé et ils m’ont proposé de rejoindre l’UEVI, créée par eux quelques mois auparavant. Le but dès le départ était très clair : mutualiser un certain nombre d’éléments, notamment les salons, où nous pourrions avoir un stand commun pour davantage de visibilité, s’entraider, etc., et essayer de communiquer ensemble auprès des acteurs du livre afin de faire connaître nos catalogues respectifs. Il était évident que pour de tout petits éditeurs indépendants comme nous, se mettre ensemble autour de ce fil conducteur « voyage », ça tombait sous le sens ! Grâce à l’UEVI, j’ai pu participer à Livre Paris pour la première fois et au bout de 4-5 ans, j’ai pu rentrer dans mes frais sur ce salon immense ! Nous sommes certes très différents, mais nous sommes aussi très amis, la passion du voyage nous réunit tous et cette association, nous y tenons énormément. On attend avec impatience de pouvoir se retrouver sur le prochain salon qui aura lieu ici ou là ! Sachez que les éditeurs parisiens de l’UEVI (Ginkgo, Magellan & Cie, Intervalles, L’Asiathèque et Transboréal) sont en train d’organiser un petit événement (salon pop-up) au printemps, et si les mesures le permettent, je me ferai une joie de les rejoindre ! Et mes confrères espèrent aussi pouvoir participer au Salon de Blois, Les Rendez-Vous de l’Histoire à l’automne prochain ! Même si nous ne faisons pas énormément de salons avec Nevicata, c’est tellement important de rencontrer physiquement nos lecteurs et de pouvoir leur présenter directement nos publications.

 

Parlez-nous de votre collection phare L’Âme des peuples dirigée par Richard Werly.

Richard Werly est journaliste franco-suisse et travaille aujourd’hui pour un grand quotidien suisse, Le Temps, en tant que correspondant à Paris. Nous nous sommes rencontrés à l’époque où il était correspondant à Bruxelles pour l’Europe. Il m’a confié alors une idée qu’il avait, c’était au moment de la grande crise financière de la Grèce en 2009-2010, la fameuse « dette grecque » et dans ce cadre, il venait de faire une interview avec un philosophe grec qui avait souligné que « tant que les grandes institutions européennes n’auraient pas compris le peuple grec, aucune solution à la crise qu’ils pourraient présenter ne fonctionnerait ». L’interview avait été publiée dans Le Temps et avait rencontré un tel succès, que Richard Werly a songé à la création de petits livres pour permettre de mieux se comprendre entre Européens, d’avoir des clés de compréhension de L’Âme des peuples d’Europe pour pouvoir à nouveau dialoguer. L’idée de la collection au départ était de faire des ouvrages qui concernaient uniquement les pays d’Europe, et très rapidement, notre diffuseur en France nous a invités à élargir notre champ de prospection vers des destinations connues et attirantes, par exemple, le Japon, la Russie, etc. Nous avons tenu un rythme de 8 publications par an pendant plusieurs années, et nous comptons aujourd’hui 70 titres dans cette collection emblématique. L’identité graphique de cette collection se veut très percutante, et très identifiable, à vrai dire, ce n’est ni un guide de voyage ni un essai. Ce qui m’a vraiment donné envie de créer une collection, c’est La Petite Philosophie du Voyage chez Transboréal, que je trouve magnifique avec une grande exigence en termes de qualité d’écriture et un graphisme très soigné. Je me suis pas mal renseigné auprès d’Emeric à l’époque qui m’a donné de très bons conseils pour me lancer.

L’Âme des peuples a permis de toucher un nouveau public, féminin et plus jeune, et de faire découvrir aux libraires le catalogue plus large de Nevicata. Ça a été un tel succès que quelques mois plus tard, on a même vu apparaître quelques éditions concurrentes !

 

Que souhaitez-vous transmettre à travers l’ensemble de vos publications ?

Actuellement, il y a beaucoup de débats autour de la langue française. Très modestement, les éditeurs ont un véritable rôle à jouer, je pense que la simplification de la langue française est un appauvrissement de la langue. Honnêtement chaque fois que je relis une traduction, j’apprends quelque chose de nouveau, je trouve cet enrichissement génial et il est bon de rafraîchir ses connaissances. La langue française est tellement riche ! Je suis tellement content de ne pas être d’une autre langue maternelle et de devoir apprendre le français parce que ça doit être vraiment compliqué !

 

Tournée vers la modernité, de quelle manière la maison est-elle entrée dans l’ère numérique ?

Tout le catalogue de Nevicata existe en numérique depuis 2013. C’est la collection L’Âme des peuples qui a marqué ce tournant. Nous avons constaté que les livres numériques plafonnent plus ou moins à 5 % maximum des ventes par rapport au livre papier dans le monde francophone, et ce résultat médiocre est lié au fait que les éditeurs français n’ont jamais pratiqué de prix compétitifs pour les livres numériques. C’était une politique voulue par les grands groupes français pour maintenir les ventes papier. Il est vrai que nous ne sommes pas si nombreux en tant qu’éditeurs indépendants à proposer nos livres en numérique. Nous avons réalisé quelque chose de très important avec notre gros succès Le Grand Jeu. Au moment de la parution, nous avons fait une opération spéciale proposée par mon distributeur numérique à l’époque en mettant la version numérique à la vente à seulement 50 % du prix pour booster les ventes et améliorer le référencement grâce aux clics. Au final, ce mois-là les ventes du livre papier ont triplé. J’ai alors compris que le livre numérique peut servir de levier de visibilité à l’édition papier.

 

Civilisation de Kenneth Clark, historien de l’art, est sur le point de paraître aux éditions Nevicata, pour quelle(s) raison(s) avez-vous choisi de publier la nouvelle une traduction française de cet ouvrage paru en Angleterre en 1969 ?

Kenneth Clark est considéré comme le plus grand Historien de l’Art de tous les temps et c’est aussi un auteur incontestable. Il a été directeur de la National Gallery. Civilisation est effectivement paru en 1969 en anglais, puis traduit en français chez un éditeur parisien en 1972. Homme érudit, Kenneth Clark a pu lire la version française et a trouvé la traduction très mauvaise, il a donc refusé la publication de l’ouvrage mais malgré cela, l’éditeur a tout de même publié l’ouvrage. Guillaume Villeneuve, un de mes traducteurs fidèles (Les Routes de la Soie), rêvait de pouvoir faire une traduction enfin correcte de ce texte qu’il connaissait et admirait, et nous avons lancé le chantier il y a deux ans. Ça n’a pas été simple car il a fallu obtenir une lettre de renonciation de la part de l’éditeur et s’assurer auprès de la famille de K. C. que nous pouvions obtenir les droits. La première édition française officielle de ce texte paraîtra donc le 23 avril prochain en librairie.

 

Comment résonne le message de Kenneth Clark aujourd’hui avec ce que nous vivons ?

Aujourd’hui, nous sommes un peu en perte de repères, et cela s’est intensifié avec la crise sanitaire. Ce livre nous ramène aux choses essentielles, au concret, met le doigt sur les racines fondamentales, l’importance de comprendre d’où l’on vient pour savoir où l’on va, en confiance. Dans une période où nous sommes empêchés de voir l’art, nous pouvons nous nourrir des écrits de Kenneth Clark ; le génie de cet auteur, c’est d’avoir réussi à créer des liens entre les différentes formes d’art, les religions, les époques, les régions, etc. Tout est imbriqué et cela permet à l’être humain de retrouver une forme d’ancrage dans cette période déstabilisante. C’est un hasard mais tant mieux si ce livre arrive à point nommé dans le paysage éditorial français.